Les addictions et les biais de la recherche

Plusieurs polémiques agitent la recherche scientifique depuis longtemps. Elles ont trait tout autant aux méthodes, à la façon dont les études sont par la suite diffusées dans les revues, qu’également relayées par les médias généralistes. À travers les principaux biais de publication, les résultats positifs, ceux qui tendent à valider des hypothèses, sont largement mis en avant. Cette validation se fait souvent à l’aide d’un outil statistique : la valeur p. Or, des statisticiens ont battu en brèche une utilisation hâtive ou même contraire à la déontologie de cette fameuse valeur p. Le financement de la recherche par des industries souvent à la recherche d’annonces sensationnalistes renforce cette tendance. Dans le domaine des addictions, ces biais prennent des formes concrètes. Certains organes de financement parfois en situation de quasi-monopole mettent en avant des objectifs de recherche centrés sur les dommages des drogues, influençant ainsi tout un pan de la recherche et ses résultats. Pour les scientifiques qui veulent s’intéresser à d’autres facettes, l’accès aux produits à des fins de recherche ou aux bourses est difficile. De nombreuses dimensions en lien avec les aspects sociaux sont d’ailleurs parfois délaissées par les médias. De plus, la communication pharmacologique pousse à la prescription ou à la consommation de nouveaux médicaments potentiellement addictifs, comme dans le cas des opioïdes.
La majorité des recherches restent dans les tiroirs ou les archives de serveurs, comme le montrait déjà Rosenthal en 1979. Une petite partie trouve sa place dans des revues lues par les spécialistes et un public de niche. L’infime minorité parait dans une revue prestigieuse, augmentant alors la chance du grand public de lire un article sur ce sujet. Dans ce processus de publication, le biais de sélection s’exprime par la préférence à publier des recherches qui valident des hypothèses et présentent des résultats affirmatifs. Prenons l’exemple des essais cliniques, représentatifs à plus d’un titre. Les patients veulent être soignés et cette disposition renforce l’effet placebo. Les revues veulent publier des analyses concluantes qui sont attractives pour les médias et le grand public. Finalement, les chercheurs obtiennent bien plus de confirmations de leurs hypothèses : publication dans des revues avec un impact élevé, facilitation de la recherche de fonds et amélioration de l’indice H. Un essai clinique qui n’a pas confirmé une hypothèse sera rarement mis en avant.
Mais comment arriver à ces précieux résultats positifs ? Plusieurs stratégies sont dénoncées régulièrement, mais l’usage abusif d’outils statistiques, en particulier la valeur p apparait central. Faut-il abandonner le rôle central de la valeur p et, surtout, dépasser la vision binaire et la catégorisation souvent trop rapide qui l’accompagne ? C’est ce qui est proposé dans un éditorial soutenu par plus de 800 scientifiques. Aujourd’hui, les résultats dits « statistiquement (non) significatifs » sont fréquemment mal interprétés. La tribune de Nature, après une analyse de plus de 700 articles, met en avant que 51 % des lectures statistiques de la valeur p étaient erronées[1]. D’autres biais peuvent être en lien avec des manipulations de valeurs p, par exemple le cherry picking, qui consiste à choisir des données qui confirment une hypothèse et en ignorer d’autres. Le p hacking (ou data fishing) dénomme la pratique visant à récolter à tout prix des données permettant un résultat « statistiquement significatif », notamment en testant de nombreuses relations statistiques jusqu’à tomber sur des valeurs significatives et ensuite construire des hypothèses.
Le financement de la recherche a également un effet important. Toujours en prenant l’exemple d’essais cliniques, l’industrie pharmaceutique, qui subventionne une partie des études a un intérêt à défendre des résultats encourageants. En comparant les publications indépendantes avec celles disposant de fonds de l’industrie, des scientifiques ont démontré un biais fort. Financés par l’industrie pharmaceutique, des essais randomisés en double aveugle sur les statines ont 35 fois plus de chances de favoriser un sponsor, des méta-analyses sur les antidépresseurs ont 22 fois moins de chances d’évoquer des effets négatifs que les recherches indépendantes. C’est que rapporte le livre Medical Nihilism de Jacob Stegenga[2].
Dans le domaine des addictions, la question des biais de la recherche est prégnante. Pour prendre un exemple issu du domaine du jeu d’argent, un concept central de la littérature est remis en cause : celui du jeu responsable. Ce concept, mis en avant par la recherche, place notamment la responsabilité sur le joueur comme fautif. Ceux qui soulignent les risques inhérents au type de jeux (loteries électroniques, jeux en ligne, etc.) sont rarement les tenants des bourses. Charles Livingstone, spécialiste des jeux d’argent, bouscule cette vision, notamment en demandant plus de transparence sur l’origine du financement, dont il dénonce la place centrale prise par l’industrie.
Les études dans le domaine du cannabis est grandement assuré par des institutions comme le National Institute on Drug Abuse (NIDA). Cette institution a non seulement un rôle fondamental dans le subventionnement d’études, mais elle a également un quasi-monopole de l’accès au cannabis —mais aussi d’autres substances— destiné à la recherche[3]. Cette situation la place dans une position qui lui permet d’orienter les priorités de la recherche selon la mission qui vise à utiliser la science pour souligner les effets de l’abus de drogue et de l’addiction[4]. Cette attitude, disproportionnellement axée sur les dommages, a été dénoncée notamment par les National Academies of Sciences, Engineering et Medicine dans son long rapport sur le cannabis.
À cela s’ajoute finalement l’utilisation que peut être faite par une communication mal intentionnée de l’ensemble de ce corpus de recherche. Ainsi, l’OxyContin, médicament phare[5] de purdue pharma, récemment mis en cause dans la crise des opioïdes qui frappe les USA est un exemple de produit soutenu, avant tout par une campagne de marketing trop efficace, mais aussi par l’usage de recherches inappropriées et déjà anciennes comme argument d’autorité. Le célèbre exemple du tabac, passé devant la justice avant les grandes firmes pharmaceutiques, peut être rappelé au passage.
Les conditions de production de la recherche, l’interprétation des statistiques, mais également la diffusion des études sont toutes soumises à des biais. Dans un domaine où les intérêts économiques sont grands, alors que la question de la morale guette toujours, il est particulièrement vital d’examiner au mieux les nouvelles transmises. La recherche est indispensable, mais elle constitue un outil qui peut être instrumentalisé ou victime d’erreurs de bonne foi. Que l’on soit chercheur, commentateur, journaliste ou simple curieux, cela nous invite à considérer, avec la plus grande attention les informations qui sont portées à notre connaissance et à ouvrir un œil critique.
[1] La valeur p est un concept statistique plus complexe qu’il n’y parait. Le plus souvent, elle représente la probabilité de rejeter à tort l’hypothèse nulle — le faux positif ou fausse alarme. Pour cela, un seuil de comparaison appelé « α » est fixée le plus souvent arbitrairement à 0,05 ou 0,01. Le résultat serait statistiquement significatif et l’hypothèse est vérifiée sinon, lorsque la valeur p est inférieure à ce seuil, —analyse trop souvent erronée— elle devrait être définitivement rejetée. Dans cette configuration, la valeur p n’est pas la probabilité d’accepter à tort l’hypothèse nulle — le faux négatif. Le tableau ci-dessous présente ces scénarios.
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[2] Que résume en détails le Scientific American.
[3] L’accès au produit est en général très difficile en raison des conventions internationales, comme le rappelle l’excellent dernier rapport de la Global commission.
[4] « NIDA is dedicated to bringing the power of science to bear on drug abuse and addiction »
[5] Dans le domaine des opioïdes, le Saint Graal de la recherche serait un produit ressemblant à la morphine sans effets secondaires. L’OxyContin a été vendu comme tel.