L'Édito

Jeux d’argent : cessons de prélever des recettes fiscales sur les personnes les plus vulnérables !

01 Octobre 2021  
Camille Robert
01.10.2021

Chargée de programme au GREA, Camille Robert revient sur le modèle de régulation des jeux de hasard et d'argent à la lumière des dernières connaissances scientifiques.

On l’attendait depuis longtemps, ce chiffre, et il est tombé cette semaine. Une étude franco-suisse publiée cette semaine dans le Journal of Gambling Issues s’est penchée sur la part des revenus de l’industrie suisse du jeu provenant du jeu excessif. Pour ce faire, elle utilise notamment les données issues de l’Enquête suisse sur la santé 2017. Les résultats sont clairs : un tiers des dépenses dans les jeux d’argent provient des 3% de personnes qui sont les plus vulnérables au jeu.

Bien que cette étude représente un premier pas important, elle est limitée par le fait qu’elle s’appuie sur des données auto-rapportées. Le fait que les personnes dépendantes ont tendance à niveler leurs réponses vers le bas est bien connu. La Suisse, pour ses prochaines recherches, a urgemment besoin des données des opérateurs de jeu, qui grâce à l’augmentation du jeu en ligne, connaissent le profil de risque et le montant des dépenses de chacun·e de leurs client·e·s. Nos voisins français, qui disposent de telles données, arrivent à des chiffres bien plus élevés : selon l’Observatoire des jeux, la moitié des revenus des jeux seraient issus du jeu excessif. C’est un point commun à tous les marchés de produits addictifs : les consommateurs dépendants, par leur consommation largement supérieure à la moyenne, représentent les plus grosses parts de marché.

Ces résultats rejoignent toutefois les premières estimations obtenues via l’étude eGames, réalisée par le GREA et Addiction Suisse, sur les comportements de jeu en ligne en Suisse. Cette étude nous alerte également sur la nécessité de différencier les résultats selon le type de jeu : si les joueuses et joueurs problématiques ne seraient à l’origine que de 17% des revenus dans les jeux de loterie et tirage en ligne, ils représenteraient plus de 75% des dépenses dans le poker en ligne ! Le dernier paramètre à ne pas négliger est celui du profil socio-économique des joueuses et joueurs excessifs : toutes les études s’accordent sur le fait que ce sont plutôt des personnes peu formées, avec peu de revenus. Une étude publiée en 2012 à l’Université de Neuchâtel est formelle : les jeux d’argent, c’est un impôt sur les pauvres.

Les jeux d’argent, c’est aussi une manne fiscale importante pour l’État. En 2020, les casinos ont versé un impôt de 296 millions de francs à la caisse AVS. La Loterie Romande a quant à elle reversé 224 millions de francs en faveur de la culture, de l’action sociale et du sport. D’aucuns trouveront tout ça très bien. Mais quelle politique fiscale voulons-nous ? Est-il vraiment souhaitable de financer des prestations de l’État aussi fondamentales que nos retraites, la culture et l’action sociale sur le dos des personnes les plus vulnérables ? Ne devrions-nous pas porter un projet de société plus ambitieux ?

Un changement de vision doit s’opérer. Il n’est plus acceptable de prélever des ressources fiscales auprès d’une population qui se trouve en situation de vulnérabilité. La régulation des jeux d’argent doit avoir comme objectif de protéger la population, pas d’augmenter les recettes de l’État. Vouloir toujours augmenter les revenus des jeux pour financer des prestations publiques revient à se tirer une balle dans le pied. Plus nous prélevons d’argent dans les poches des joueuses et des joueurs, plus nous créons des problèmes que l’État devra ensuite prendre en charge. À ce sujet, la nouvelle loi sur les jeux (LJAr) a déçu. Si la récente décision de la GESPA (interdiction de jeu pour les loteries électroniques) montre qu'il peut parfois y avoir de bonnes nouvelles, nos politiques restent bien trop libérales dans leur essence pour éviter la dérive d’une fiscalisation accrue des personnes vulnérables. Ayons le courage de payer le juste prix de nos retraites et de notre place de théâtre, sans devoir faire la manche aux plus fragiles de notre société.

 

Auteur(s)
Camille Robert