Dépendances

N° 45 La santé mentale

Corine Kibora, Addiction Info Suisse
Jean-Félix Savary, GREA

Le champ de la santé mentale n’a cessé de s’étendre ces dernières décennies. Auparavant centrée sur les pathologies lourdes, la psychiatrie a petit à petit investi un nombre important de comportements qui ont une composante sociale. La violence, la mélancolie, la timidité, l’activité sexuelle voire même le deuil ou la vieillesse ont progressivement trouvé une explication biochimique, où le médicament et la médecine occupent une place désormais prépondérante dans la réponse à apporter. Les addictions connaissent aussi cette évolution. Avec l’entrée de la dépendance dans le DSM et la CIM, de nouvelles perspectives se sont ouvertes. Cette tendance semble d’ailleurs se renforcer avec l’apparition de nouvelles catégories consacrées à notre domaine dans la cinquième édition du manuel de la psychiatrie américaine. Dans l’univers des addictions cependant, cette évolution est nettement moins controversée que dans d’autres domaines, tant les apports semblent ici plus évidents.
Serait-ce à dire que l’addiction est une maladie mentale ? L’addiction, vue d’abord comme un problème moral, a progressivement été considérée comme une maladie, permettant de nombreuses avancées significatives. Un saut a cependant été franchi récemment: l’addiction serait une maladie (et non «devrait être considérée comme»). Deviendra-t-elle bientôt une «maladie mentale» ? Pas forcément. Ce qui est certain cependant, c’est que notre champ se réorganise. Sur le terrain, des situations de plus en plus complexes demandent des compétences accrues en santé mentale. Les besoins en termes de réseau augmentent également.
Sommes-nous face à une surenchère ? Après les années DSM III, puis IV, où ce manuel a permis de mieux cerner les questions de santé mentale, on se trouve aujourd’hui à un tournant. En effet, face à l’inflation des nouvelles maladies mentales prévues dans la prochaine version du manuel, les critiques se renouvellent. Les accusations de collusions avec l’industrie pharmaceutique et d’usine à maladies prennent de l’ampleur. Par ailleurs, une certaine vision biologique de la santé mentale, qualifiée de «néo-kraepelinenne», ne passe plus dans une société qui produit aujourd’hui autant de souffrance. «Nous vivons une époque où le discours normatif, après avoir été porté par la morale ou la religion, l’est largement par la médecine. Or le DSM, dont la démarche est beaucoup moins scientifique qu’elle n’en a l’air, produit une norme qui est celle de la société américaine. Les pétitionnaires ont le mérite de rappeler ce qu’il feint d’oublier, que la souffrance psychique est inséparable de l’état de la société.»*
Ce numéro explore ces deux dimensions: la santé mentale comme nouveau paradigme de travail dans les addictions et les enjeux posés pour les professionnels. Parallèlement, il donne aussi la parole aux voix critiques qui dénoncent un renforcement d’une normalisation sociale déguisée par ce biais.

*Bertrand Kiefer, cité dans l’article Feu contre «le nouvel ordre mental» d’Anna Lietti paru dans le Temps, 11.11.2011.