L'Édito

A l'ère des addictions 2.0

07 Octobre 2022  
Camille Robert
07.10.2022

Voilà quelques années que la révolution se prépare, mais cette année, les microtransactions font grand bruit : de la polémique autour du jeu Diablo Immortal aux débats sous la coupole fédérale, les microtransactions interpellent tant les professionnel·le·s des addictions que les politicien·ne·s ou les gamers. Camille Robert revient sur un secteur en pleine explosion qui mêle technologie, protection de la jeunesse et addiction. 

C’est vrai qu’elles sont devenues omniprésentes dans les jeux vidéo. En 2018, les jeux vidéo gratuits ont généré un chiffre d’affaires de 87 milliards de dollars, soit plus de 80% des revenus du secteur mondial. Les microtransactions, à l'origine de ce montant impressionnant, se sont donc imposé une place dominante dans le modèle d’affaire des jeux vidéo. À titre d’exemple, le média Esports Insights a mené un questionnaire auprès des joueurs de Fortnite et les résultats parlent pour eux : si 79% des joueurs interrogés se déclareraient prêts à acheter Fortnite si le jeu était payant, ils étaient pourtant 93% à avoir déjà fait des microtransactions dans le jeu. En moyenne, chaque joueur a dépensé plus de 55 euros. En bref, les microtransactions, c’est une véritable mine d’or.

Lorsqu’elles servent à acheter un costume ou un objet cosmétique (un skin), les microtransactions ne sont pas problématiques en soi, mais certaines formes de microtransactions flirtent un peu, voir beaucoup, avec les limites du jeu de hasard et d’argent. Ajoutez à cela les possibilités illimitées offertes par internet et l’usage de nos données, le microciblage, les relances et les notifications push ou encore la manipulation des algorithmes de jeu… et nous voilà entrés à l’ère des addictions 2.0.

La relation entre microtransactions, jeux d’argent et addiction est en effet déjà bien documentée, particulièrement dans le cas des loot boxes. Ces « boites à butin », en français, s’achètent contre de l’argent réel ou de la monnaie virtuelle (game-play-currency) et offrent, ensuite, un contenu aléatoire. Le fonctionnement fait fortement penser à des loteries, et une évaluation néerlandaise a montré que ces loot boxes présentent un potentiel d’addiction comparable au blackjack ou à la roulette. Des études scientifiques ont documenté une corrélation positive entre pratique d’achat de loot boxes et la propension à être un joueur de jeu d’argent à risque ou problématique. Pire encore, bien que le contenu de ces boites à butin soit présenté comme aléatoire, selon Naessens et King et collègues, la distribution des contenus se fonderait dans certains cas sur l’utilisation d’algorithmes qui prennent notamment en compte les comportements du joueur, et sa propension à dépenser de l’argent - une forme prédatrice de micro-ciblage. Rien ne va plus, le jeu est truqué.

Avec son modèle des « petits pas », le Parlement suisse adopte des lois qui sont souvent déjà bien en retard sur leur temps au moment où elles entrent en vigueur. C’était la critique formulée par les professionnel·le·s des addictions vis-à-vis de la Loi fédérale sur les jeux d’argent (LJAr), adoptée en 2017 et déjà complètement dépassée par l’évolution rapide du secteur des jeux d’argent en ligne. Cet automne, le Parlement a eu l’occasion de s’attaquer à la question des microtransactions, occasion qu’il a manquée.

Impulsée par le Conseil fédéral, la Loi sur la protection des mineurs dans les secteurs du film et du jeu vidéo (20.069) vise à introduire des critères d’âge ainsi que des contrôles d’accès pour les mineurs dans ces secteurs. C’est bien, puisque jusqu’ici les critères d’âge étaient des mesures qui reposaient uniquement sur la bonne volonté de l’industrie. Dorénavant, même YouTube ou Twitch devront s’assurer que les jeunes qui visionnent leur contenu depuis la Suisse ont l’âge requis. Ce n’est cependant pas suffisant pour une protection efficace des mineurs. Une coalition pour la protection des mineurs s’est créée, et le GREA a pu compter sur l’aide efficace du Fachverband Sucht, du CSAJ, de Pro Juventute, de Protection de l’enfance suisse ou encore de la FRC. Si la coalition a pu convaincre le Conseil national de réglementer pour la première fois les microtransactions, via l’introduction de descripteurs de contenu, le Conseil des États est resté sourd à nos revendications. Les descripteurs de contenu n’auraient de toute façon pas pu nous satisfaire comme seule mesure pour les microtransactions.

L’ère des addictions 2.0 ne fait que commencer. À nous, ensemble, de continuer de faire ce que le GREA fait de mieux : compiler ce qu’il se passe sur le terrain, rassembler les informations, creuser des questions nouvelles, éclairer des angles morts et expliquer le tout. Les développements technologiques sont extrêmement rapides et l’industrie a tout intérêt à rendre captive sa clientèle via les mécanismes efficaces de l’addiction. Nous serons sur le front.

Auteur(s)
Camille Robert